Un pas à la fois: 1er chapître

 


1

 

 

 

Marie s’acharne dans son jardin. Ce sont les premiers beaux jours de l’année, et il y a tant à faire pour lui rendre sa splendeur de l'été passé, qu’elle n’a pas le choix si elle veut espérer de nouveau une belle récolte de courgettes, carottes, tomates, framboises et autres citrouilles qui viendront l’hiver prochain agrémenter ses repas de leurs bocaux parfumés.

Pourtant, et bien malgré elle, elle ne parvient pas à s’y consacrer totalement : elle est triste et sans force aujourd’hui.

Il faut dire que la veille, elle a mis en terre son Johnny.

Et il lui manque.

Tant.

Chaque coup de râteau lui rappelle quand il restait dans ses pattes et défaisait tout ce qu’elle venait de faire, chaque morceau de terre retourné la ramène vers ces gestes effectués il y a quelques jours seulement, cela lui semble encore si proche, et si loin déjà…

Elle tente de ne pas trop s’approcher encore du prunier, mais il le faudra bien, lui aussi a besoin de ses soins. Johnny est là, juste en dessous, comme avant, quand il s’y reposait à l’ombre, l’air de rien.

Johnny aimait les prunes plus que de raison, et cela lui jouait parfois de sacrés tours ! Surtout celles tombées de l'arbre qui avaient un peu macéré et commençaient à s'alcooliser. Marie avait beau le surveiller, ramasser ce qu’elle trouvait, même celles bien cachées, il en restait toujours quelques-unes qu’il savait dénicher pour s'en gaver à ne plus trotter droit. Elle le grondait, mais il la faisait tant rire quand il avait un coup dans la truffe qu'elle ne lui en voulait jamais bien longtemps.

Hier son fidèle Johnny ne s'est pas réveillé. Tout simplement. Plus de ronflements sonores, plus de langue rose et baveuse, plus de Waf ! sonore au milieu de la nuit quand un animal vient à passer par là… Johnny est parti.

Alors Marie a pris sa pelle et sa pioche et a creusé sous le prunier, l’y a déposé avec douceur pour un dernier au revoir, a disposé çà et là quelques fleurs et son dernier bocal de prunes au sirop. Puis a rebouché le tout, par ce qu’il le fallait bien. C’était fini.

 

Toute à sa peine, elle ne parvient pas à accomplir les gestes habituels, racler, biner, arracher, retourner, tailler... C’est trop difficile, trop douloureux, trop fatiguant, trop… tout.

Elle laisse là ses outils pour boire un peu d'eau fraîche, et décide que finalement le jardin attendra. Demain, il sera toujours là. Aujourd’hui, elle ne peut pas.

Elle veut le retrouver.

Maintenant.

Elle prend donc son DVD, son plaid et ses mouchoirs, et s'installe avec Johnny pour quelques instants volés à l’éternité.

C'est l'été, Johnny est sublime, tout en noir, avec ce déhanché de folie qui fait frémir Marie de la pointe de ses converses rouges au bout de ses boucles blanches.

Elle est dans ses bras, lui dit que non, il n'a pas besoin de courir le monde après son destin comme un cheval sauvage...

Now I’ve had the time of my life

No, I never felt like this before...

Pour la trois mille cent douzième fois, Bébé n'est pas restée dans un coin, et Marie est apaisée. Son Johnny n'est plus, mais elle pourra toujours retrouver le vrai Johnny, ou le faux en fait, chaque fois qu’elle le voudra, comme toujours il viendra la consoler, et ne la laissera jamais seule dans un coin.

 

          Marie a bien vécu. Une déjà longue et belle vie. Oh, elle a eu son lot de galères, de petits et grands chagrins, de douleurs, de pertes et de déceptions. De renoncements, aussi.

Mais elle a vécu.

Ça oui.

Elle a voyagé et enseigné le français aux quatre coins du monde, conjuguant ses passions à tous les temps : l’aventure, les voyages, l’enseignement, et ses deux merveilles.

Ça n’avait pas si bien commencé pourtant, mais un jour pas comme un autre, ou trop comme un autre peut-être, elle est partie, ses 2 enfants sous le bras, pour ne plus jamais revenir. Une épouse doit rester chez elle pour combler son mari ? Une mère s’occupe de ses enfants, pas de ceux des autres ?  C’est ainsi qu’il voyait les choses, et lui, elle l’aimait, alors c’est ainsi qu’elle faisait les choses. Cela lui a pris un peu de temps, certes, dix ans tout de même, puis elle est partie.

Ce jour-là, ce jour où elle le quitta, elle n’oublia pas ses livres, elle n’oublia pas ses diplômes, et elle fit en sorte de reprendre aussi vite que possible son activité professionnelle, ailleurs, loin de lui, où il ne viendrait pas la chercher. Cela ne fût pas simple, mais à force de volonté, Marie a toujours su obtenir ce qu’elle voulait.

Elle a parcouru le monde avec ses enfants, l’Asie, avant de rejoindre le continent américain, les Etats-Unis, un peu, pour finir sa carrière au Québec.

Ahhhh, le Québec…. Que de souvenirs…

Mais aujourd’hui tout cela est loin.

Si loin…

Sa vie est derrière elle, elle le sait.

 

Une fois à la retraite, elle a souhaité ne pas être trop loin de son fils qui venait de trouver du travail à Grenoble, et s’est installée tranquillement dans ce joli coin de montagne, où elle a tout à disposition : le calme, la nature, les oiseaux, son jardin. Et son Johnny. Elle a tout de suite aimé cet endroit, calme et isolé, où l’air pur dispute la vedette aux paysages à couper le souffle, où les saisons sont parfaitement marquées, et le panorama toujours changeant, où les animaux vivent en liberté, où les hommes sont solides et fiers, et la nature exerce sa propre loi. La montagne la protège, la nourrit et la guide, elle en est convaincue, c’est ici chez elle.

Et depuis cinq ans, la vie s’écoule ainsi, tranquillement.

Elle ne s’ennuie pas, ça non, elle a de quoi faire. Son temps est bien occupé, entre le jardin, le potager, les longues randonnées, les conserves, les confitures, marcher encore, cuisiner le dimanche pour Maxime qui ne manque jamais l’occasion de passer sa journée avec elle, laver, nettoyer, ranger, classer, et recommencer…

Et le cinéma.

Le cinéma est vraiment, vraiment, vraiment, son moment, à elle. Ses joies. Ses peines. Ses rires. Ses larmes. Sa vie.

Chaque mercredi, qu’il vente, ou qu’il neige, elle prend son vélo pour la petite salle des fêtes de son petit village, et passe les deux meilleures heures de sa semaine, assise sur une chaise en plastique, devant un (petit) grand écran.

Elle voit défiler la vie rêvée des autres, en couleurs ou en noir et blanc, de vieux films, de plus récents, jamais les dernières sorties bien entendu, pour deux heures d’évasion, deux heures de rêve, deux heures à voyager, encore, à vivre, un peu, à travers eux…

Jamais elle n’a eu le temps du cinéma, avant.

Son mari avait horreur de sortir. D’ailleurs son mari avait horreur de tout, tout court.

Ensuite, à l’étranger, seule avec deux enfants à élever et des tonnes de dissertations à corriger, comment aurait-elle pu ?

C’est avec la retraite qu’elle a découvert le bonheur contenu dans les salles obscures.

Alors certes, ce n’est pas une grande salle tout confort son dolby digital et image 3D, mais elle s’en fiche bien Marie, de toutes façons ces grandes salles sont pour les grands films d’action, les tacs tac tac boum boum boum, courses poursuites et effets spéciaux.

Ce qu’elle aime, Marie, ce sont les émotions. Les grandes, pures et belles déclarations, les grands sentiments, les larmes aux coins des yeux, les éclats de rires, le ventre qui se tord, la gorge nouée et les yeux qui ruissellent…

C’est par hasard, et un peu par désœuvrement qu’elle a découvert ce rituel du mercredi soir à la salle des fêtes. Une publicité dans sa boîte aux lettres, le titre l’a interpellée : « Love Actually ». Elle n’avait rien d’autre à faire ce mercredi soir, ni les autres soirs d’ailleurs, sauf quand ils diffusaient Grey’s anatomy, quelques semaines par an.

Love Actually donc ce soir-là.

Plongée au cœur du film, elle a vécu chaque histoire de chaque personnage, et il y en a quelques-uns des personnages dans Love Actually, comme si c’était son histoire, à elle. Comme si c’était son amour qui prenait fin. Comme si c’était son premier amour. Comme si elle rencontrait un nouvel amour.

Le tout, en quelques heures, la veille de noël.

Magique.

Depuis, chaque mercredi, sauf les mercredis Grey’s anatomy, c’est cinémontagne.

 

Elle n’attend plus grand-chose aujourd’hui, garder sa santé, et voir un peu plus souvent Lucas et Martin, ses petits-fils qui vivent à Paris avec sa fille et son gendre, Céline et Clément. Juste un peu plus souvent qu’une semaine à Noël et deux semaines l’été. Mais Paris est loin, et les enfants ont leur vie et leur travail, c’est ainsi. D’ailleurs, que pourrait-elle trouver à redire, elle qui a emmené les petits-enfants de ses parents vivre à l’autre bout du monde ?

Ne plus rien attendre… Cela la rend triste, un peu. Un peu plus encore depuis le départ de son Johnny.

Johnny lui donnait une raison de se lever le matin, le sortir pour ne pas avoir à nettoyer derrière lui. Une raison de s’habiller, et de marcher, de bouger, de s’activer. Johnny était sa vie depuis quinze ans.

Et Johnny n’est plus.

Alors, quelle est sa vie désormais ?

A part le mercredi cinémontagne et le dimanche déjeuner Maxime ? Que faire des cent quinze heures et quelques restant dans la semaine ?

Dormir, beaucoup. Dirty dancing quand c’est trop difficile. Ou quand elle en a envie. Ou quand elle se sent trop seule.

Voilà.

C’est la vie de Marie, et à soixante-dix ans, c’est bien ainsi.

 


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